L’INVISIBILITÉ SOCIALE : UNE RESPONSABILITÉ COLLECTIVE RAPPORT 2016

Les représentations des décideurs politiques

La notion même d’invisibilité, par sa signification intrinsèque, invite à s’intéresser aux difficultés sociales les plus méconnues. Elle agit à la fois comme un idéal régulateur des sciences sociales et comme une source de questionnement pour l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Pour comprendre ses effets dans le domaine des politiques publiques, il convient d’interroger les représentations que les décideurs politiques s’en font. L’enquête menée pour l’ONPES par le cabinet APEX révèle une relation inégale à ce phénomène, allant du « visible » à « l’invisible non perçu », en passant par « l’invisible perçu » (Cervera et Hourcade, 2015).

– Trois facteurs d’invisibilisation identifiés dans les représentations des élus :

• Une interprétation subjective de l’invisibilité qui limite la reconnaissance des difficultés objectives des publics invisibles pris dans leur globalité.

• Une identification des “invisibles” comme effet de la fragmentation des dispositifs sociaux.

• Une réticence à intégrer la lutte contre l’invisibilité sociale au sein des discours et des programmes politiques.

Cette enquête se fonde sur une série d’entretiens avec quatorze décideurs politiques sélectionnés à trois échelons de l’action publique : les villes, les départements et la représentation nationale37. Le déroulement de l’enquête fournit un premier éclairage quant à la place accordée par les décideurs politiques aux enjeux d’invisibilité sociale. Les auteurs du rapport ont clairement exprimé leurs difficultés à obtenir des rendez-vous avec les personnes contactées et considèrent que cela traduit en partie un manque de familiarité des décideurs politiques avec la question de l’invisibilité, ainsi qu’une absence d’actions emblématiques permettant de mieux prendre en compte cette question. Pour autant, peu d’élus ont mis en doute l’utilité de la notion d’invisibilité, ce qui montre une certaine accoutumance à celle-ci, en raison de « l’effet de mode » dont elle bénéficie depuis une dizaine d’années. Notons enfin que les entretiens ont été menés de façon semi-directive et qu’aucune définition de l’invisibilité n’a été suggérée aux personnes interviewées afin de laisser ouvertes leurs représentations.

Les causes de l’invisibilité : une interprétation « à courte vue »

S’agissant des causes susceptibles de conduire certains publics à l’invisibilité sociale, les décideurs se limitent souvent à des considérations sur le fonctionnement de l’action publique et sur les carences de l’action sociale. Les interviewés n’évoquent que très rarement les processus liés aux dimensions médiatique, culturelle ou politique, qui pourtant se trouvent au cœur des analyses scientifiques. Pour eux, l’invisibilité constitue un phénomène avant tout individuel qui désigne « les personnes qui ne viennent pas » (non-recours) ainsi que l’ensemble
37. Quatorze entretiens semi-directifs ont été menés auprès de trois élus nationaux (deux sénateurs et un député), quatre élus départementaux et sept élus municipaux, le tout en respectant une certaine diversité des types de territoire et des appartenances politiques des acteurs interrogés.

de celles « pour lesquelles rien n’est prévu » (inadéquation des catégories). Leur analyse des causes de l’invisibilité recoupe celle sur le non-recours et sur les dysfonctionnements de l’action publique. On y retrouve la tension entre la responsabilité individuelle et le fonctionnement institutionnel, ainsi qu’une critique des instruments de l’action publique.

Ces interprétations individualistes de l’invisibilité apparaissent régulièrement dans les discours des élus. Si certains publics en difficulté ne viennent pas dans les services sociaux, cela s’expliquerait soit par leur isolement (social, géographique) soit par leur choix de ne pas venir. Les élus des grandes villes ont le plus tendance à souligner l’isolement social. Tandis que ceux du monde rural insistent logiquement sur l’isolement géographique susceptible de limiter les démarches, par exemple, des jeunes ou des personnes âgées peu autonomes en matière de mobilité. L’adjoint au maire d’une importante ville de l’ouest de la France considère que « l’incarnation de
l’invisibilité, c’est la personne qui est complètement isolée, chez elle, qui ne sort pas ». Cet isolement peut se trouver associé à l’âge ou à la situation familiale. Mais il peut aussi traduire des accidents de parcours : « c’est ceux qui sont en train de chuter (…). Des gens qui ont pu avoir une situation sociale très enviable et qui perdent tout pour tout un tas de raisons ». On trouve ici une référence aux processus de rupture des liens sociaux décrits par Robert Castel et Serge Paugam et associés notamment au concept de disqualification sociale (Paugam, 2012). Les élus visent ainsi des trajectoires personnelles marquées par des accidents de la vie, ce qui montre leur tendance à assimiler l’invisibilité sociale à un phénomène strictement individuel.

Cette approche très fortement individualisée de l’invisibilité recoupe en partie des considérations sur le non-recours. Ne pas effectuer les démarches pour obtenir un accompagnement ou un droit est pointé par les élus comme l’un des facteurs principaux de l’invisibilité. Ne peuvent pas être connus de l’administration ceux qui ne s’en font pas connaître… Ainsi les élus associent-ils l’invisibilité sociale aux mêmes schémas explicatifs que ceux déjà attachés aux phénomènes de non-recours : « ces personnes qui ne viennent pas nous voir, qui ne nous contactent pas, on a du mal à les identifier » (adjointe au maire d’une grande ville du sud-ouest de la France). Un élu d’une petite ville du sud-ouest souligne aussi ces enjeux, révélant une vision quasi paternaliste du lien social : « Il faut quand même que la personne fasse la démarche. (…) Est-ce qu’il faut que l’on systématise sans que la personne ne fasse la moindre démarche, et est-ce que cela ne risque pas de déresponsabiliser la personne ? ».

Ces analyses associées au non-recours renvoient à une causalité de nature interne ou externe. Une partie des élus pointe des causalités externes comme l’isolement social ou géographique, le manque d’informations sur les démarches à entreprendre, ou la complexité de celles-ci. D’autres ont tendance à privilégier des causalités internes, avec une subdivision entre deux principes explicatifs, selon qu’ils se concentrent sur le caractère choisi ou bien subi du non-recours.

Les élus mettent en avant les mécanismes liés à la dignité de la personne, soulignant les obstacles susceptibles de limiter le recours aux services et aux droits. L’adjointe aux affaires sociales d’une commune francilienne estime que
« l’invisibilité, ce sont toutes ces personnes qui auraient besoin d’aide, mais qui n’osent pas franchir le pas ». Un élu municipal souligne le malaise psychologique des personnes concernées : « ce sont des gens pour lesquels c’est

une souffrance d’aller demander quelque chose ». Un autre va encore plus loin en évoquant les craintes des gens de rendre visibles leurs difficultés dans les institutions : « c’est aussi un public qui n’a pas envie d’être détecté comme ayant besoin de l’action sociale, tant ils la considèrent comme étant très stigmatisante ». Toutes ces explications s’inscrivent dans le prolongement de la sociologie de la pauvreté qui associe la vulnérabilité sociale et la crainte du regard négatif porté sur soi. Elles privilégient l’hypothèse d’une invisibilité subie38.
Mais les discours des élus ne manifestent pas tous une approche compatissante. Une partie d’entre eux insiste sur la dimension choisie du non-recours. Ils mettent en avant la préférence pour les ressources de l’économie souterraine et le repli sur la communauté ou les stratégies de dissimulation de ceux qui cherchent à frauder les aides sociales. Le vice-président d’un conseil départemental, également maire d’une petite commune rurale, mentionne le cas des gens du voyage qui, « il y a encore cinq ou six ans », par leur itinérance, « étaient habitués à avoir deux, voire trois, voire quatre, voire cinq RMI ou RSA ». Un élu départemental du centre de la France met plus en avant le passage dans la délinquance des jeunes : « il y a un public de jeunes aussi parfois, il y a des jeunes qui vont rester dans des démarches légales et il y en a d’autres qui vont franchir le pas de la délinquance. Pour subsister d’abord, (…) et
après on a des parcours de vrais délinquants qui s’organisent ». Soit un discours qui interprète l’invisibilité comme un choix volontaire.

L’invisibilité comme effet de la fragmentation des dispositifs sociaux

Au-delà de la responsabilité individuelle, les élus identifient la nature des instruments administratifs comme l’un des principaux mécanismes d’invisibilisation sociale. Les catégories et les critères sur lesquels s’appuie le travail d’aide sociale ont pour effet d’opérer un découpage entre les inclus et les exclus des dispositifs de solidarité. Ceux qui s’en trouvent exclus constituent, à leurs yeux, la catégorie la plus visible des publics invisibles. Soit des catégories déjà largement connues des chercheurs et des acteurs de la lutte contre la pauvreté. Cinq types de publics se trouvent ainsi associés à la notion d’invisibilité sociale dans les représentations des élus interrogés : les jeunes précaires de 18 à 25 ans, les personnes âgées pauvres, les familles monoparentales, les travailleurs pauvres et les étrangers illégaux.

Les jeunes précaires âgés de 18 à 25 ans constituent la catégorie la plus fréquemment citée par les élus. Les « jeunes » se trouvent ici abordés de façon globale, sans que des distinctions pourtant importantes ne soient mentionnées, concernant leur statut (sans papiers, en errance), leur profil socioprofessionnel (avec ou sans diplôme, au chômage ou en emploi) ou encore leur situation sociale et familiale (jeunes à la tête d’un foyer, jeunes placés qui quittent à 18 ans leur institution d’accueil). Comme le remarque une élue départementale de l’ouest, ce défaut d’analyse reflète le fonctionnement de l’action publique qui cible par catégorie plutôt que sur la base d’une analyse localisée des besoins et des profils de ceux cumulant le plus de difficultés.

Les représentations que les élus se font de l’invisibilité des jeunes découlent du mode de fonctionnement de l’action publique. Les jeunes seraient invisibles en raison du critère d’âge
38. Voir notamment les travaux de Robert Castel (1995) ainsi que la relecture proposée par Serge Paugam (1991) de l’œuvre de Georg Simmel.

qui fonde l’accès à un grand nombre de droits. L’ouverture récente du RSA activité à 18 ans (le seuil de 25 ans restant en vigueur pour l’accès au RSA socle) et la mise en place de la Garantie jeunes39 n’empêcheraient pas qu’une partie des jeunes précaires demeurent invisibles en raison de leur propension au non-recours, par crainte d’être stigmatisés, ou découragés par la complexité des procédures administratives et du manque d’informations. Les élus ne proposent pas d’analyse expliquant pourquoi certains jeunes précaires sont déjà connus des services tandis que d’autres ne le sont pas. Ils connaissent bien les dispositifs dédiés aux jeunes comme les missions locales, les médiateurs, les centres sociaux ou l’aide des conseils départementaux à l’inscription au permis de conduire. Mais leurs discours ignorent les jeunes les plus invisibles, comme par exemple certains des « jeunes ruraux ».
Si les personnes âgées sont, elles, clairement identifiées comme des « publics invisibles », le discours des élus ne permet pas non plus de comprendre les situations d’invisibilité d’une partie d’entre elles. Les élus connaissent les données statistiques générales sur leur niveau de pauvreté et assimilent leur invisibilité à l’apparition d’une catégorie de « retraités pauvres » depuis une dizaine d’années. Ils connaissent bien les dispositifs qui leur sont dédiés : certaines aides financières ponctuelles des CCAS, mais aussi des services à la personne (portage des repas), des bons d’échange, des animations ou des colis alimentaires, ou encore les prestations gérées par les conseils départementaux – telles que les allocations du minimum vieillesse : l’allocation supplémentaire vieillesse (ASV) et l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Mais ils expliquent toujours l’invisibilité de ces publics par
le non-recours aux dispositifs et donc par les causes associées à ce phénomène : manque d’informations, sentiment de honte, complexité des procédures, ou encore une mobilité souvent difficile.

On retrouve ce schéma pour les trois autres catégories de publics évoquées. Soit le constat d’une précarité croissante de ces publics associée à une propension plus ou moins forte au non-recours aux dispositifs existants.

Les familles monoparentales, notamment les mères isolées, rencontrent des difficultés économiques importantes qui justifieraient le recours aux aides disponibles. Mais elles se confrontent aux mêmes barrières que celles évoquées précédemment et préfèrent souvent, selon les élus, ne pas demander ce à quoi elles ont droit : « elles ont à faire face à des tas de démarches personnelles au quotidien et, en plus, à des démarches administratives qui sont également en dehors des clous habituels ou traditionnels. Le fait de réclamer donne le sentiment, pour elles en particulier, de quémander, alors que ce n’est pas vrai » (un sénateur). L’invisibilité supposée des travailleurs pauvres s’expliquerait de son côté par les mutations récentes du marché du travail. Se situant au-dessus des seuils de pauvreté, empêchés par leur statut d’actifs d’accéder aux dispositifs d’aide sociale, le moindre accident de parcours peut les faire basculer dans la grande pauvreté. Un sénateur évoque « ces gens qui travaillent, qui parfois dorment dans leur voiture (…). [Ces gens] se débrouillent comme ils peuvent. Ils n’ont pas d’aide sociale particulière,
parce qu’ils ont un travail, une rémunération ».
39. La Garantie jeunes, qui comprend le versement d’une allocation et un accompagnement vers l’emploi, est pour l’instant expérimentée sur un nombre restreint de territoires et ne dure qu’un an. Son évaluation est en cours. Elle ouvrira possiblement la voie à sa généralisation.

Enfin, les étrangers en instance de décision ou en séjour illégal sont aussi identifiés comme une catégorie de public invisible. Leurs difficultés socio-économiques évidentes expliqueraient que leur situation ne soit pas analysée par les élus. En revanche, ces derniers insistent sur leur situation illégale qui expliquerait leur choix d›une certaine invisibilité sociale. En dépit de cela, de nombreux élus sont déterminés à leur faire bénéficier des aides auxquelles ils ont droit, témoignant ainsi de la distinction quÏls font entre la question de la légalité de leur présence sur le territoire et celle proprement sociale de leurs droits et de leurs besoins. Un sénateur explique ainsi que « les demandes d’asile, actuellement, c’est entre deux et cinq ans. Ce n’est pas possible. (…) Parce que les conséquences de cela, c’est que des familles qui ont des enfants se retrouvent dans la rue. J’ai fait deux nuits avec le Samu social. Le président disait que si l’on ne fait rien, les trottoirs de Paris, ce seront bientôt les trottoirs de Manille. C’est un vrai sujet ».
« C’est un vrai sujet » : cette dernière formule résume bien la relation que les élus entretiennent avec « l’invisible-perçu » : celles et ceux évoqués ici correspondent aux nouvelles précarités associées dans les discours scientifique, médiatique et politique aux conséquences sociales de la persistance de la crise économique. Dès lors,
pour comprendre les représentations que les décideurs politiques se font de l’invisibilité sociale, il faut faire une « lecture en creux » de leurs discours.
La réticence à proposer un programme d’action en faveur des invisibles

On peut voir dans l’invisible non perçu cette fois-ci, la confirmation du choix opéré par l’ONPES quant aux trois catégories d’invisibles ciblées dans ce rapport – les jeunes ruraux, les travailleurs indépendants pauvres et les parents des enfants suivis par l’Aide sociale à l’enfance. Aucune de ces catégories n’a été citée par les élus interviewés. Mais ce décalage trouve peut-être une autre explication que celle d’une simple méconnaissance.

Tout est affaire d’interprétation de la notion d’invisibilité sociale. Les élus assimilent celle-ci à la méconnaissance par les institutions d’une partie des difficultés rencontrées par certaines populations. Ils s’inscrivent ainsi en continuité avec l’interprétation institutionnelle de l’invisibilité. Celle-ci ne se rapporterait pas à des situations échappant à la connaissance des acteurs politiques. Il s’agirait plutôt de situations dont l’existence est connue – par exemple, la pauvreté des personnes âgées –, et pour lesquelles les réponses institutionnelles semblent difficiles à formuler ou à appliquer. On peut parler à cet égard d’une invisibilité relative au sens où elle pointe l’inadéquation des réponses plutôt que la méconnaissance des situations.

S’il y a bien un invisible perçu par les politiques, celui-ci ne prend pas en compte certaines catégories de population, celles présentées dans l’ouvrage coordonné par Stéphane Beaud et al. (2006)40, pas plus que celles étudiées dans le rapport réalisé pour l’ONPES, en 2014,

40. Pour n’en citer que quelques-unes : les salariés dont l’entreprise a été délocalisée, les homosexuels dissimulés, les usagers de drogues, les personnes pauvres ayant des troubles mentaux, les sortants de prison, les femmes au foyer, les habitants des taudis, les intermittents précaires, les prostituées, les surendettés, etc.

sur les publics mal couverts par la statistique publique41. Cette absence peut confirmer en partie les hypothèses proposées au premier chapitre. Ainsi cette méconnaissance pourrait s’expliquer par le manque de données sur ces publics, ou par l’absence de représentation politique, ou encore par l’insuffisant traitement de ces catégories par les médias. On notera en particulier le très faible nombre de porte-parole en capacité d’attirer l’attention sur les problèmes en question, mais surtout les difficultés que rencontrent ceux-ci pour toucher et sensibiliser les décideurs. Au-delà de la compréhension par les décideurs politiques de ce qui entre dans la catégorie du « visible » et dans celle de « l’invisible perçu », les entretiens révèlent un autre ressort de l’invisibilité. Du propre aveu des élus, le thème de l’invisibilité constitue un enjeu électoral faible… en raison de la forte connexion entre la visibilité médiatique et les programmes politiques : « Ce n’est pas vendeur. Vous avez un gamin, qui malheureusement dort dans la rue pour des questions de précarité, vous allez faire pleurer dans les chaumières. Un soir. Et puis après, on passe à autre chose. C’est le vrai problème (…). On est dans une politique souvent compassionnelle, qui est une politique de réaction uniquement en fonction de la communication et de la médiatisation du moment, et les forces politiques souffrent de cela. » (Un sénateur).

Pour qu’une question devienne un sujet de préoccupation politique, elle doit d’abord être visible d’un point de vue médiatique. On trouve ici la question de « mise à l’agenda » de ce thème selon laquelle « l’attention publique est une ressource rare, dont l’allocation dépend de la compétition au sein d’un système d’arènes publiques »
(Hassenteufel, 2010). Comment, dans une telle compétition, une question se trouve-t-elle mise à l’agenda ? Selon Hassenteufel, trois voies distinctes sont à prendre en compte : la mobilisation, la médiatisation et la politisation.
La mobilisation désigne les initiatives prises par des groupes plus ou moins organisés, avec ou sans le soutien de l’opinion publique, généralement de façon conflictuelle avec les autorités publiques, et s’accompagnant le plus souvent d’actions ponctuelles visant à attirer l’attention de l’opinion et des médias. La médiatisation correspond aux stratégies éditoriales structurant l’actualité et hiérarchisant les problèmes, en procurant une forte audience à certains plutôt qu’à d’autres. Enfin, la politisation renvoie aux initiatives prises par un (ou plusieurs) acteur(s) politique(s) afin de renforcer sa (ou leur) position dans la compétition politique. Ces voies contribuent à la « publicisation » d’un problème, c’est-à-dire à l’expression d’une demande auprès d’autorités publiques. Dans ce cadre d’analyse, les processus d’invisibilisation constituent l’envers des processus de visibilisation. Pourquoi les populations identifiées par la communauté scientifique comme invisibles ne parviennent-elles pas à entrer dans cette publicisation ? La réponse varie en fonction du niveau politique observé – national, régional ou local. Mais les propos recueillis auprès des élus permettent de dégager au moins une constante : on ne fait pas avancer sa carrière politique en s’engageant sur les questions sociales… et encore moins sur les publics les moins « visibles ». Si les élus de gauche sont plus enclins à traiter ces questions que ceux de droite (à l’exception du thème des précaires méritants), les deux tendances politiques semblent se rejoindre sur
41. Les catégories étudiées dans ce rapport : les sans-domicile stables dont les hébergés chez un tiers, les sortants d’institution dont les sortants de prison, l’entourage familial des enfants placés ou en voie de l’être, les personnes logées présentant des troubles mentaux, les travailleurs non salariés pauvres et les personnes pauvres en milieu rural (jeunes et néoruraux) (FORS, 2014).

l’idée que l’opinion publique s’opposerait majoritairement à un programme qui proposerait de renforcer l’accompagnement et l’assistance en direction des publics précaires, ici assimilés dans leur discours aux invisibles. Selon un sénateur, « l’opinion subit une forme d’idéologie dominante, en considérant que c’est leur faute [aux précaires] ». De sorte qu’à ses yeux, une condition préalable à la publicisation des problèmes rencontrés par les publics invisibles consisterait à renverser cette vision stigmatisante de la précarité en tenant un discours « à rebours de ce que pense l’opinion publique globalement aujourd’hui ». C’est en particulier le travail que s’était assigné l’ONPES lors de la publication de son rapport, Penser l’assistance.
L’affirmation selon laquelle l’opinion publique se trouverait majoritairement opposée à un discours et à un traitement compassionnel des difficultés rencontrées par les publics « invisibles » ne s’appuie sur aucune référence directe qui permettrait de la mettre à l’épreuve, mais reflète une représentation partagée par de nombreux élus et fournit ainsi un éclairage sur les mécanismes d’invisibilisation. Soit une représentation qui justifie que l’invisibilité sociale ne fasse pas l’objet d’un processus de politisation au sens dégagé par Hassenteufel. Ce défaut de politisation s’ajoute au défaut de mobilisation évoqué dans le premier chapitre. Il s’explique par le profil même des publics invisibles et ne pourrait alors être contenu que par un processus de médiatisation. Processus dont nous avons constaté qu’il repose lui-même sur des facteurs extrinsèques à la perception d’une potentielle urgence des situations concernées. Doit-on alors se détourner des démarches qualitatives pour leur préférer les statistiques ? La situation et le profil des difficultés invisibles d’une partie des Français ne doivent-ils pas être « objectivés », « mesurés » plus fidèlement sur la base de données chiffrées ?

Richesses et limites de la statistique sociale

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